Entretien avec Anne Faure, cheffe de projet économique numérique à France Stratégie et membre du jury du label national Territoires, Villes et Villages Internet
Dans le cadre de l’enquête inédite “Gestion de crise avec le numérique” que Villes Internet et Villes de France publient ce mois-ci, retrouvez ici l’intégralité de l’entretien avec Anne Faure, cheffe de projet économique numérique à France Stratégie et membre du jury du label national Territoires, Villes et Villages Internet.
Villes Internet : Quel regard portez-vous sur les résultats généraux issus de cette enquête ?
Anne Faure : Ce genre d’enquête est inédite. Je n’ai rien vu paraître encore à ce sujet. On voit remonter beaucoup de retours d’expérience de chaque collectivité, mais il fallait le synthétiser et vous l’avez fait. Cette enquête permet de montrer des résultats concrets, de dresser des tendances plus générales sur ce que l’on peut sentir sur le terrain. C’est très intéressant.
Je suis frappée par le peu de mention de réalisation en matière de continuité pédagogique. Pourtant il se joue quelque chose de très important en matière d’accès à l’éducation, d’autant plus que c’est une compétence des collectivités.
Un autre point me surprend, c’est la question des commerces de proximité. La plupart des expériences remontées parlent de mettre à disposition des plateformes d’accompagnement du commerce local. Mais l’on ne sait pas comment cela s’est passé concrètement. Est ce que c’est effectivement des plateformes qui ont été créées ex-nihilo sur la base d’une solution locale ? Ou est ce que c’est de l’accompagnement via des grandes plateformes ? Ces enseignements seront intéressants à analyser.
Il y a un autre aspect sur la création des liens de solidarité. Comment les réseaux de “makers” sont devenus beaucoup plus visibles. Et simplement des réseaux de solidarité, de mise en relation des gens, d’organisation de rendez-vous. Je pense que les collectivités ont fait beaucoup de choses dans ce domaine. C’est d’autant plus intéressant dans les petites collectivités où cela était relativement inattendu au regard de leurs priorités avant la crise.
VI : Qu’est-ce que cette crise nous enseigne dans la relation entre le local et le national ?
AF : Cette crise a mis en avant un réel besoin de s’interroger sur l’articulation des champs de compétence en matière de numérique entre collectivités d’une part et entre collectivités et le niveau national d’autre part. Il y a des situations où tout le monde travaille en même temps et finalement on n’est pas très bons, et des aspects sur lesquels on n’a pas assez travaillé, alors qu’une meilleure répartition des compétences aurait permis de ne pas les laisser de côté.
VI : Comment la crise sanitaire a-t-elle refondé notre rapport au numérique, en particulier dans les collectivités ?
AF : Je vois plusieurs aspects. D’abord, c’est bien sûr la prise de conscience par l’ensemble du corps social du rôle que le numérique joue désormais dans nos vies : santé, travail, transport, accès à l’éducation, loisirs, relations sociales, … La crise l’a montré empiriquement. L’ensemble de la société a pris la mesure de cette « intrusion » et les débats qui pouvaient paraître un peu techniques et réservés à des « initiés » (données personnelles, sécurité, connectivité, illectronisme, accès aux services publics en ligne, etc.) sont devenus une réalité pour un large public. Cela renvoie également aux questions de souveraineté et de dépendance aux grandes plateformes : est-ce que la technologie et le numérique sont nécessaires au développement ? Oui, mais pas à n’importe quel prix.
Ensuite, c’est la prise de conscience de l’impact environnemental du numérique et que nos réponses ne peuvent pas être uniquement technologiques et solutionnistes. Je pense qu’avant cette crise, beaucoup de personnes n’avaient pas pleinement conscience de ces enjeux. La crise les a mis au premier plan. La contestation sur la 5G par exemple n’aurait peut-être pas été aussi aiguë s’il n’y avait pas eu l’effet de la crise et l’émergence forte des questions environnementales dans le débat public. D’ailleurs, la feuille de route “numérique et environnement » publiée par le gouvernement début 2021 est représentative d’une accélération majeure de la prise en compte de ces enjeux. Je suis aussi frappée par l’effervescence des actions au niveau local dans ce domaine. Beaucoup de collectivités mettent en place des filières de recyclage ou de reconditionnement du matériel informatique, des actions de sensibilisation. C’est très marquant.
Notre regard sur la dématérialisation a changé aussi. Cette crise a montré que toute dématérialisation a pour corollaire des obligations, notamment en termes de qualité et de robustesse des solutions déployées. Sur certaines applications publiques on a pu voir des difficultés techniques qui ont beaucoup perturbé les utilisateurs. C’est aussi vrai avec la télémédecine. On considérait que cette avancée technologique pouvait répondre au problème des déserts médicaux. Aujourd’hui on regarde cela avec plus de nuance, ça ne peut pas être la réponse à tout.
Tout cela renvoie toujours à la même question : combien de personnes ne maîtrisent pas encore le numérique ? Beaucoup pensent le maîtriser, mais savent-ils qui est derrière le produit qu’ils utilisent, quelles sont les garanties en matière d’utilisation de leurs données, de vérification des contenus.
VI : Quels enseignements collectivités doivent-elles tirer de cette crise pour poursuivre leur politique numérique ?
AF : Il y a une discussion dont on parle peu mais qui est déjà ancienne autour de la mutualisation des outils numériques, comme les services de « cloud » ou dans le domaine de la cybersécurité. Est-ce que la crise va nous permettre d’accélérer cette mise en commun de certaines ressources numériques ? Aujourd’hui chaque collectivité va passer un marché avec un fournisseur de tel ou tel service numérique. Est-ce que certaines choses ne peuvent pas être mutualisées et ainsi mieux répartir les investissements publics ? Est-ce que la crise va nous permettre de passer ce pas vers plus de mutualisation ?
Dans la même logique de décloisonnement, il y a une réflexion approfondie à avoir sur la dématérialisation. Il reste encore du travail, car on continue à dématérialiser de façon très cloisonnée. Alors qu’il faut qu’il y ait un circuit dans l’accompagnement : emploi, social, etc. Cette dématérialisation, quand elle est portée conjointement avec les collectivités, en proximité, est forcément plus efficace.
Une autre chose qui va beaucoup changer c’est le travail. Le télétravail peut représenter une chance pour les petites collectivités, à la condition qu’elles soient bien connectées. Cela prouve aussi que la connexion internet est un bien commun, ou au moins un service universel, il faut tendre vers cela.