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L’Europe : esquisse d’une nouvelle donne numérique

Le vieux continent est attendu au tournant pour être force de proposition et acteur d’un nouveau cadre réglementaire numérique en Europe. De nouvelles règles devraient servir des enjeux aussi complexes qu’impérieux : les pays de l’Union européenne doivent muscler leur arsenal juridique en matière numérique, lequel n’a pas évolué depuis la directive e-commerce adoptée en 2000.

Face à l’absence d’une politique commune ambitieuse, l’Europe se retrouve à la traîne des géants américains, lesquels ont su préempter la transition numérique dans toutes ses composantes.

Les GAFAM, des acteurs oligopolistiques

 En l’espace de vingt ans, le paysage numérique a profondément muté : les GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon et Microsoft) saturent l’espace et occupent une position oligopolistique dans le monde. Selon les données de la Banque mondiale publiées en 2019 et relayées dans l’Atlas Mad Maps, Jeff Bezos, patron d’Amazon est plus riche que 158 pays dans le monde… 152 pays seraient sont moins riches que Google, 168 pays moins riches qu’Apple ou 121 pays moins riches que Facebook. D’autres éléments viennent conforter cette domination incontestable et incontestée jusqu’à ce jour : « Google concentre à lui seul plus de 90 % des recherches effectuées sur Internet, un milliard d’heures de vidéos sont visionnées en ligne chaque jour sur YouTube et Facebook réunit plus de 2,7 milliards d’utilisateurs actifs mensuels », comme le souligne Pauline Türk, professeure de droit public, dans son article « Les enjeux de la souveraineté numérique ». La capitalisation boursière cumulée des six géants américains, avec Netflix, atteindrait la somme de 5300 milliards d’euros…

Pour atteindre cette hégémonie, les GAFAM ont déployé une stratégie totale de conquête du numérique. Nikos Smyrnaios, maître de conférences en sciences de l’information et de la communication, pointe dans son article « L’effet GAFAM : stratégies et logiques de l’oligopole de l’Internet », la « concentration à la fois verticale et horizontale » qui leur permet d’être « présents dans la totalité de l’infrastructure matérielle et logicielle[1] nécessaire à l’acheminement de contenus et de services vers les internautes. »

La financiarisation de l’économie leur donne par ailleurs des instruments pour asseoir leur domination en réalisant des opérations financières, telles que les fusions-acquisitions, les participations ou les partenariats noués avec des sociétés en amont ou en aval de leur activité principale. Cette capacité à couvrir l’ensemble de la chaîne confère aux GAFAM une toute-puissance qui dépasse la technique et les questions économiques. Diana Filippova, autrice du livre « Technopouvoir — Dépolitiser pour mieux régner » alerte sur les dangers d’un transfert des pouvoirs au système techno-industriel, laissant l’économie numérique s’autonomiser au point de gouverner. Pauline Türk qui relaie dans son étude la nomination par le Danemark d’un ambassadeur auprès de la Silicon Valley corrobore cette analyse.

La concurrence libre et non faussée : un logiciel européen vieillissant et inopérant

Les GAFAM ont réussi à incarner un marché numérique unifié dans un monde globalisé, empêchant aux potentiels nouveaux entrants d’acquérir une taille critique forte pour contester leur position. La place occupée par les GAFAM résulte de choix économiques et d’orientations stratégiques fortes, à la différence de la zone euro. L’investissement au service de l’innovation et de la recherche en développement s’élève à 2,1 % du PIB de l’Union européenne, contre 2,8 % aux États-Unis. L’écosystème économique aux États-Unis offre plus de possibilités par une plus grande interpénétration entre le monde universitaire et industriel, des interactions productives entre les différents acteurs ainsi que des moyens importants alloués à la recherche publique…

Dans ce contexte, la concurrence libre et non faussée, chère à l’Union européenne, n’est ni réelle ni efficiente. La crise pandémique a creusé le fossé : le télétravail, le e-commerce et le divertissement digital ont généré une hausse de 31 % du bénéfice des GAFAM après impôt. Amazon affiche un chiffre d’affaires de 96 milliards de dollars les trois derniers mois. L’optimisation fiscale réduit la contribution de ces multinationales en matière d’impôts.

 La régulation au secours de l’Europe : le Digital Markets Act et le Digital Services Act

 Le laisser-faire n’est plus la bonne option pour les dirigeants européens. Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne, a fait du secteur numérique une priorité afin qu’Internet, ses infrastructures matérielles et logicielles, ne soient plus une zone de non-droit. Au-delà de la dimension concurrentielle — les consommateurs européens constituent le premier marché économique pour les géants du numérique — le projet de législation porté par Thierry Breton, commissaire européen au Marché intérieur vise à créer de nouvelles règles du jeu pour les vingt-sept pays membres pour réguler « l’espace informationnel ».

Les ambitions européennes se déploient dans un package réglementaire, présenté mercredi 9 décembre et décliné en deux volets : le Digital Markets Act et le Digital Services Act.

Le premier vise à instaurer des obligations et des interdictions pour les entreprises dites « systémiques », autrement dit les GAFAM, « pour ne pas fausser le bon fonctionnement du marché intérieur », selon les termes du commissaire européen. Dans une interview au Monde, il indique vouloir lutter contre les pratiques déloyales, sanctionner au moyen du droit de la concurrence les sociétés qui ne se conformeraient pas aux mesures du marché intérieur, infliger des amendes, interdire l’activité en Europe aux contrevenants et envisage même un démantèlement de ces entreprises systémiques en cas d’entorses répétées.

Le Digital Services Act porte, quant à lui, une idée simple, mais difficile à mettre en musique : « ce qui est autorisé off line doit l’être on line, ce qui est interdit off line doit l’être on line ». Ce projet de législation est délicat, car il a des vocations multiples : protéger les e-Européens de messages délictueux, empêcher la diffusion de contenus illégaux comme la contrefaçon, la vente d’armes ou de drogues, lutter contre la désinformation ou le piratage des données ou encore poursuivre les auteurs incitant à la haine ou faisant l’apologie du terrorisme sur la toile. D’après les déclarations de Thierry Breton, la plateforme sur laquelle seront véhiculés ces messages sera sanctionnée financièrement si le contenu incriminé n’est pas retiré ; elle devra connaître l’identité de l’auteur et parfois pouvoir le situer. Le commissaire européen évoque la création d’une autorité, dans chacun des pays membres, chargée de surveiller le cyberespace, d’évaluer les cas litigieux et de procéder à des sanctions si besoin.

 Le Digital Services Act tente de répondre aux incertitudes de notre monde en ces temps troublés. Les solutions dépassent le cadre numérique stricto sensu : qui est responsable de quoi ? Les opérateurs et les hébergeurs ? Un certain Mark Zuckerbger ? Les États ? Ces derniers semblent ne pas être le bon échelon pour agir. La France ne peut pas seule engager une guerre commerciale dont elle n’a pas les moyens.

La loi pour une République numérique promulguée en 2016 promeut une société numérique ouverte, fiable et protectrice des droits des citoyens français, mais elle ne suffit pas à répondre aux défis multipolaires.

Les initiatives, telles que la signature de « Tech for good » soutenue par Emmanuel Macron et regroupant 75 entreprises pour un numérique responsable, ont un caractère déclaratif et nullement contraignant.

 La discussion sur l’instauration d’une taxe GAFA peine à aboutir en raison du nombre de pays engagés autour de la table : 137 États doivent aboutir d’une position commune. À ce jour, les États-Unis se montrent récalcitrants à cette taxe qui prévoit de rehausser les contributions des plateformes et redéfinirait l’impôt sur les sociétés, lequel serait calculé non plus dans les pays où se situent les sièges sociaux, mais dans l’ensemble des pays où elles réalisent des chiffres d’affaires.

L’affirmation d’un souverainisme numérique européen ?

Pour ses dirigeants, l’Europe offre une superstructure, un espace juridique capable de résister et de porter une volonté économique et politique en matière numérique. Les choix à venir sont décisifs sur le plan international. Le projet de législation européenne a donné lieu à un plan de riposte de Google, lequel a fuité dans la presse récemment. 

L’Europe tente, coûte que coûte, de trouver une troisième voie entre le Far West des GAFAM et une autre, celle qui tend à limiter les droits et les libertés publiques des populations sur les plateformes numériques…

Sur quels critères empêcher la diffusion de messages ? Qui porte la responsabilité de la viralité de contenus ? Comment oublier l’affaire Snowden ? Internet vit aujourd’hui dans les pores de toutes les sociétés. Son « immatérialité » rend plus complexes les modes de gouvernance. En France, a été créé en 2014 l’Institut de la souveraineté numérique pour engager les élus et le public dans la réflexion autour de ces enjeux.

L’Europe cherche ce point d’équilibre entre la recherche d’intérêts commerciaux, en soutenant les entreprises innovantes et créatrices de valeur ajoutée, tout en garantissant les droits de ses peuples. Mais, la liberté ne devra jamais être compromise comme le souligne François Sureau dans son écrit « Sans la liberté » : « L’homme est voué à la liberté ; il lui revient continûment, avec patience et souffle, d’en reformuler le projet politique et de n’y rien céder. »

[1] L’infrastructure matérielle et logicielle regroupe les systèmes d’exploitation, les logiciels applicatifs, les équipements informatiques, les réseaux de télécommunications, les data centers et les services en ligne

 

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Par Anna Mélin